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avait voulu que tous les travailleurs s’unissent pour opposer une puissance au
capital qui était donc déjà à son époque une grosse machine mondiale de
souveraineté et d’oppression. Dans
une certaine mesure, on peut dire qu’il a réussi son coup, puisque les
institutions syndicales sont devenues dans la plus grosse partie du monde
« développé » un élément majeur de cette machine de souveraineté qui
n’en est pas moins restée une machine de souveraineté et d’oppression. La
disparition du travailleur manuel opprimé sous nos latitudes remplacée par
toute un structure d’exploitées salariaux intellectuels et commerciaux, et la
« délocalisation » vers les pays « émergeants » du
prolétariat « ouvrier » a modifié la donne de telle façon que la
problématique marxiste est devenu indéfendable dans une logique classique
positive hégélienne, mais, ce qui est plus grave, qu’il parait bien difficile
de produire une pensée critique des conditions d’exploitation des producteurs
qui sont le plus souvent maintenant le fait des producteurs eux-mêmes puisque
d’une certaine façon, ils autorégulent les conditions de leur exploitation
mondiale par le biais de la subtile dialectique qui oppose dans le même bateau,
à la même table et sur le même terrain de jeu, les organisations patronales qui
organisent universellement les délocalisations et les organisations syndicales
qui garantissent le plus mollement possible le respect localisé des règles malléables
d’un droit du travail d’autant plus « protecteur » en pays riche
qu’il plus mal appliqué et qu’il est plus absent dans les pays
« émergeants » et émargeant au capitalisme mondial intégré.
es
travailleurs de tous les pays continuent de s’inscrire dans une structure du
rapport des classes modifiée mais plus structurée que jamais selon un schéma
qui implique maintenant la totalité géopolitique de la planisphère sans bords,
ce qu’on appelle le « monde entier ». Et elle est de plus en plus
structurée non pas tant du fait que des écarts de moyens peuvent paraître
s’inscrire dans une inflation tendancielle permanente, que du fait que les
oppositions sont de plus en plus tranchées, violentes, mystiques, religieuses,
passionnelles. Plus que jamais l’état du « monde » met en jeu des
oppositions passionnelles, c’est dire si Frédéric Lordon a raison et à tout à
faire en abordant la question de l’économie-monde sous l’angle de l’éthique
spinozienne : le capitalisme mondial s’est emparé de la question du désir,
c’est-à-dire du désir lui même, pour faire monter un peu plus haut l’édifice de
sa puissance et de sa justification : celle-ci est maintenant
intégralement passionnelle : passion de gouverner les âmes en masses,
passion de la politique, mais d’une politique qui ne se pose surtout pas les
questions de l’histoire, de la philosophie, de la pensée critique. Marx
a incontestablement appliqué la méthode de la critique kantienne pour aboutir à
une théorie de la structure (même si on ne le classe pas classiquement parmi
les « structuralistes »), mais au fond il a laissé à ses successeurs
un héritage qui n’en comporte pas moins des éléments de dogmatisme (l’histoire
en a fait la preuve) ou du moins des rigidités conceptuelles qui ont
aujourd’hui tout à gagner à être revisitées depuis les positions d’une vision
ou d’une théorie « critique » des passions qui ne l’ont à tort, pas
passionné outre mesure. Et pourtant on peut penser qu’il n’a pas manqué d’être
mu par la passion (voir la théorie des « auto-mobiles » de F Lordon).
ous
sommes donc aux prises avec des difficultés inédites pour réfléchir l’économie
politique, qui tout d’abord ne peut être pensée que par le collectif c’est-à-dire
pensée collectivement (même si les philosophes individuels ont pour la plupart
eu d’honnêtes intuitions, jusqu’à Pierre Manent). Et cette pensée du collectif
par le collectif qui se heurte en son sein à la question du travail en tant que
substance et en tant que concept, dans la mesure non pas où le travail est une
fatalité qui structure hiérarchiquement le rapport des classes, mais où la
mission critique qu’on pu se donner les uns et les autres de dénoncer les effets
nocifs de cette structure, est immédiatement récupérée par le système lui-même
comme le résultat d’un travail plus ou moins brillant, élaboré, savant, de la
machinerie de représentation universitaire qui est partie intégrante de la
structure. Le problème du travail (qui est le problème du capital), est soumis
avant toute analyse et sur un mode essentiellement passionnel et affectif à la machine travaillante collective qui le
met en question. Le travail est avant tout une substance qu’on aime au point
d’en devenir le chantre inconditionnel, ou de le détester au point de dévorer
l’interlocuteur qu’on entretien de son concept (je parle pour moi). C’est une
notion dont il est impossible de dépassionner l’abord. La
question politique est donc non pas tant de savoir où passe la frontière entre
le capital et le travail et d’en tracer la cartographie géopolitique
conceptuelle et affective, bien que ce soit là un louable projet, que de savoir
de quel type de substance peut se constituer l’opinion : de liberté, de
travail, de matière capitale ? Quel projet pour elle-même peut envisager la
classe des travailleurs qui ne se sent participante de l’opinion que dans un
processus d’élection et de sélection, d’élitisme parlementaire ? En quoi le
statu des travailleurs conserve-t-il une unité conceptuelle faute d’une
possibilité pragmatique de réalisation d’unité à l’étage de
« l’internationale » ? Quelle possibilité est pensable pour
l’ensemble mythique et mystique de la classe des travailleurs, de concevoir un
projet commun, une méthode ou un corps de méthodes, un régime de discours qui
soient susceptibles de garantir une part de leur expression, un début
d’ « émancipation », un minimum de « liberté » ?
n
quoi peut consister la liberté d’un travailleur ? Question basale autant que
paradoxale puisque la liberté du travailleur est de ne pas travailler, ce qui
exacerbe systématiquement son rapport d’aliénation et de dépendance. Quant à la
thèse patronale de l’acceptation consensuelle et consentie si bien développée
par Frédéric Lordon, on peut se demander s’il n’y manque pas encore une pincée
de collectivisation du concept de travail,
pour rendre bien compte du caractère réfractaire du concept lui-même à
l’endroit de la possibilité pour la classe laborieuse de défendre son
« droit » à la parole. Le « droit à la parole » des moins
nombreux est toujours plus naturellement opérant du fait de la structure
elle-même du rapport des classes qui est aussi un rapport des nombres, et du
fait de l’organigramme quasi naturel des espaces de parole dans les champs
sociaux de la transmission et de la représentation (j’entends par là
aujourd’hui essentiellement les
« média »). On
peut comprendre que dans un monde comme celui du XIXème siècle où la violence
des rapports et la violence des institutions était le fait d’actions immédiates
et sans appel, la préoccupation de Marx se soit cantonnée à la réalité des
rapports physiques et matériels, et ait laissé de côté ou pour les générations
suivantes les problèmes dégagés par Bourdieu comme organisant à la même échelle
et sur les mêmes champs l’imposition de
rapports de violence symbolique.
l
reste cependant évident que ce deuxième pallier de l’analyse individuelle de Bourdieu,
même s’il est maintenant rendu partageable par un nombre croissant
d’ « intellectuels », est encore passablement résistant à
influencer comme avait pu le faire l’analyse pratique de Marx, une fraction
importante de l’opinion, des travailleurs en particulier. Il est d’ailleurs
remarquable qu’il soit dans le même temps l’objet d’une guérilla permanente et
« en règle» d’une autre partie de l’opinion souvent constituée par le
champ convenu et consensuel de la droite industrielle et commerciale et de la
réaction médiatique, mais aussi bien par des « intellectuels » du
champ universitaire qui ne sont pas systématiquement « les moins doté en
capital culturel et théorique ». Quoiqu’il
en soit l’épicentre très actuel de la difficulté à penser l’impossibilité de
l’émancipation du collectif des travailleurs pour autant qu’il réalise un réel
collectif à l’échelle rétrécie de la planète, tient de plus en plus comme le
signifie bien F. Lordon à l’impossibilité de la définition d’un désir
collectif, flanquée de l’impossibilité tout aussi réelle ou tout aussi sensible
de se passer d’une telle définition.
’est
parce qu’il y a une passion collective des travailleurs pour l’émancipation des
conditions du travail, et parce qu’il y a une passion collective des mêmes
travailleurs pour l’appropriation des instruments et des moyen de leur propre
production, et de l’appropriation des moyens scolaires et
« intellectuels » de juger des conditions matérielles et
intellectuelles de cette émancipation, parce que la production dont on veut
s’émanciper est précisément l’objet que l’on désire le plus, ou comme dit
Lordon, l’objet que le marché de l’éducation au capital nous a le plus appris à
désirer, que les prise de conscience n’ont comme en psychanalyse, aucun effet sur les symptômes de la machine
économique et humaine qui les réalise. Et
au fond ce montage des motivations assez évident et assez transparent laisse
l’ensemble des travailleurs jusqu’aux travailleurs du concept (dont sûrement je
dois revendiquer quelque compétence mais n’est-ce pas tout travailleur qui y
est compétent?), sur un paradoxe et un sentiment d’empêchement qui peut
paraître désespérant. Il
faut au contraire garder à l’esprit combien le paradoxe comporte en soi la
puissance de la raison, de la pensée, et de la vie. S’il
y a paradoxe c’est donc bien là qu’il y a quelque chose à voir et à faire. Mais
que faire ?
nterroger
les conditions collective et individuelle de possibilité du débat démocratique
qui constitue à mon sens le seul marqueur irréfutable de la consistance
démocratique d’une « société ». C’est à quoi je m’attache, dans une
disposition qui n’est certainement pas très normale. Mais est-elle pour autant
« politiquement illégitime » ? Je
maintiens donc mon idée de débat « réel », dont il faut à mon sens
enfoncer le clou au-delà du raisonnable, sur le thème du travail qui est celui
du capital et qui est le thème central à aborder pour toute idée fut-elle
idéale, idéaliste ou idéologique, de démocratie, c’est-à-dire de liberté :
Travailleurs
de tous les pays, disparaissez ! En
tant que travailleurs et pour renaître dans la dimension d’échanges utopiques mais
véritablement démocratiques, et en tant que travailleurs morts, c'est-à-dire
discutez et « débattez » des conditions de la réalité du travail et
des conditions et de la réalité de la liberté ou de la démocratie. Disparaissez
à l’intérieur même du travail où vous êtes tenus de persister pour survivre,
et de vous comporter comme des machines,
dégagez chaque jour, chaque minute de votre position travaillante, où vous
savez pertinemment être verrouillés, castrés, récupérés, exploités, un espace d’expression ou de simple pensée qui
soit votre maison. Recréez dans le monde
de la production de captation et de l’esclavage que reproduit le capitalisme de
la représentation, un espace de respiration politique propice à une critique
même dissimulée ou refoulée de ce capitalisme là. Mentez! Trompez! Planquez-vous
sans nuire aux travailleurs qui n’ont pas su se planquer aussi bien que vous. Conservez
même lorsque vous êtes réduits à l’état de machine de production subjective,
votre jugement de la situation politique exacte où vous vous trouvez, dite le
systématiquement dans les rarissimes cas où le système de rabattement de vos
subjectivités machiniques ravagées par la nécessité et la disposition
travaillante relâche son étreinte, et faites-en l’analyse avec les instruments
de jugement de la critique kantienne dont vous avez tous les moyen à disposition
dans votre inconscient éducationnel et culturel si ce n’est dans vos souvenirs
scolaires, et pas avec ceux de la justification romantique du désintéressement
travailleur enthousiaste qui se met automatiquement au service de la grande
machine entrepreneuriale et médiatique de représentation de désirs. Mais
surtout ne faite pas l’apologie du travail bien fait, ni même bâclé. N’aliénez
pas votre prochain dans ce mot dont vous savez pertinemment qu’il construit
votre servitude, et celle des vôtres. Gardez vous de répondre aux exhortations
permanentes, au culte totalitaire du travail qui n’a pas été que stalinien ou
maoïste. Ne soumettez pas vos proches au double lien du concept qui demande de
se montrer heureux là où l’on sait pouvoir garantir son revenu mais épuiser sa
puissance de parler et d’agir. Disparaissez en tant que travailleurs et en tant
que courroie de transmission de ce message mortifère de l’adaptation aux
conditions de la productivité de l’entreprise. Ne vous identifiez pas à la
« motivation » stupide mais nécessaire que vous affichez pour
conserver votre revenu. Et méfiez-vous avant toute chose des syndicats, des
groupes de pression internes tout autant que des associations philanthropiques qui attendent vos voix,
vos choix et vos subsides pour faire marcher un peu plus vite le système des
intérêts visibles ou invisibles des représentants d’associations. Cherchez au
contraire les espaces alternatifs d’expression qui sont introuvables, cherchez
les quand même, c’est la seul façon de ne pas mourir sous le signifiant du
travail qui est le signifiant de la représentation capitalistique. |
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