La considération extérieure ou intérieure
des phénomènes psychopathologiques
nous amène forcément à concevoir la raison
comme n’étant dotée d’aucune garantie dans le domaine du jugement.
Pourquoi la raison assurerait-t-elle la
qualité du jugement
alors que la moindre des expériences pathologiques montre
celui-ci en flagrant défaut de rigueur,
de vérité, de rectitude, de bon sens ou
de consistance logique.
l y a une logique du pathos, de l’angoisse
et de la dépression qui est une logique du manque, de l’échec, de l’impossible,
qu’on ne peut pas considérer sur le mode du jugement positif. C’est l’erreur
qui fait signe ou signification : Ca signifie là où ça se détraque comme
aurait dit Guattari. Cette signification a d’ailleurs comme caractéristique
d’être toujours plus forte, plus marquée, plus touchante, que toutes les
significations positives de la raison « banale » ou
« convenue ».
De ces deux consistances de la raison,
laquelle est la plus susceptible de se présenter sous la forme dite
« pure » ou indépendante des conditions de l’expérience?
On voit bien que la raison positive est
toujours rabattue en dernière instance sur le sens pratique et sur l’éthique de
l’adaptation. Cela ne constitue pas une antipsychiatrie bien militante ni bien
décapante, que de s’imaginer que la rationalité de type adaptatif ne puisse en aucun cas réaliser en soi une
réponse à la question déraisonnable de la raison pure.
n voit bien que la raison
« pure » s’il en est une, ne peut prendre son model en pathologie que
des positions psychotiques. Lacan ne disait-il pas du psychotique qu’il est
« rigoureux ». On ne va pas s’imaginer de la rigueur effective dans
les tribulations du névrosé qui développe toute une stratégie pour échapper à
sa vérité. Un schizophrène ou un paranoïaque par contre s’ils existent, ne
peuvent guère appliquer que les algorithmes d’une raison
« incontestable » donc pure, dont la pureté met certes en question la
vérité pour un point de vue extérieur « psychiatrique » ou
« analytique », qui a par vocation et par définition renoncé à toute
position d’accès à une raison débarrassée des conditions de l’expérience.
Kant n’avait pas expressément postulé que
la partie pure de la raison pût être folle ou aliénée puisque le concept
d’aliénation n’était pas mûr à son époque et que les « psychoses
chroniques » comme modalités structurelles de fonctionnement d’une raison
sur des bases incontestables pour elle-même, n’étaient qu’à peine en voie
d’élaboration dans l’Europe des monarchies de droit divin. Et il y avait en
outre la prégnance de la personnalité du Christ dont l’église ne pouvait
certainement pas supporter qu’elle fût interrogée en termes de pathologie.
a raison « pure » est cependant
présentée comme le domaine de l’inconditionnel et du transcendantal. Il ne fait
pas de référence à la consistance immanente d’une raison à priori.
Les jugements synthétiques à priori sont possibles
pour lui surtout en tant que vérités de type mathématiques. Tout cela sera mis
en question par les géométries non euclidiennes.
Mais le propre du délire n’est-il pas de
produire des jugements synthétiques à priori.
ant s’intéressait-il à la saine raison ou
au processus morbide?
La métaphysique ne se concentre-t-elle pas
précisément sur les processus morbides en tant que tels?
La « norme » est-elle à priori ou
à postériori vis-à-vis de l’expérience?
Kant semble ne pas s’intéresser au problème
de l’anomalie et de la pensée en tant qu’elle constitue en soi une
« anomalie » de la raison. Est-ce bien sûr?
La pensée est-elle une « production
normale » de la raison ou au contraire le résultat de tout ce qui
dysfonctionne dans cette production?
En tout cas pour ce qu’il en reste
aujourd’hui dans la pratique ordinaire des concepts, le sens
« critique » s’attache davantage à percevoir les rapport d’anomalie
par une reconnaissance de sa propre anomalie de position qu’à la mise en œuvre
d’une raison « normalisante » et normalisatrice.
Il y a chez Kant cet effet de retournement
et de magie qui nous donne la formule à peu près parfaite de l’intuition
délirante :
"La philosophie transcendantale a ceci de particulier
qu'outre la règle (ou plutôt la condition générale des règles) qui est donnée
dans le concept pur de l'entendement, elle peut indiquer en même temps a priori le cas où la règle doit être
appliquée." CRP Analytique des
principes : Intro
reud a blindé la question de la raison
« non positive », « pathologique », on pourrait dire
« pathétique », avec ce maître mot de « sa » psychanalyse
comme le souligne méchamment Onfray, ce maître concept et cette référence tard
dénoncée par lui, que la maladie renvoie au trauma.
Il est évident que s’il devait y avoir
quelque part dans le monde une raison pathologique, ce dogme freudien empêchait
tout recours à l’idée d’une « raison pure pathologique ».
C’est ce que modestement (du moins en
intention) j’ai tenté de faire apparaître dans ces écrits.
n se doute que si Kant était loin du
concept de traumatisme psychique comme déterminant potentiel de la raison, il
était par contre extrêmement attentif à l’idée de cause et de causalité. Comme
toute la médecine « positive » ou rationnelle qui se développera à
partir de ses critiques des dogmatismes analogique (j’emploi à dessein
l’expression de Philippe Descola), et avec Freud qui n’est pourtant pas un
rationaliste bien convaincu et qui est prêt à céder sur certains concepts en
disant qu’il ne faut céder sur aucun, la question de l’analogie des formes ou
des séquences, fait l’objet d’un forçage rationnel qui réclame maintenant des
« preuves », qui attend des garanties de causalité avant de
s’autoriser d’une pensée sur les évènements.
Comme peut-être l’aurait fait Kant en son
temps s’il avait du parler de psychiatrie, mais avec beaucoup moins d’excuses,
Freud a essayé de fixer les divagations de la raison pathologique autour du
phénomène de mémoire traumatique, réelle ou imaginaire, et dans tous les cas
influencée par les trajets symboliques de l’individu. Tout y est.
Et surtout tout y est pour qu’une structure
du psychisme, fut-elle cristalline en ses traits de faille et dans les directions
de son effritement, soit illustrée ou dévoilée au titre de puissance de la
raison « positive », schématisme de l’entendement sain, organisation
raisonnée d’un entendement sain dans un corps sain.
En un mot comme en cent, la raison pur
est-elle paranoïaque?
Si la question n’a pas été posée en ces
termes par Kant, il est certain qu’elle se pose aujourd’hui cruellement à
l’occident positif. Ou bien est-elle de façon plus générale
« psychotique ». C’est aussi une vision possible. Mais alors on
pourrait pousser plus loin le scandale et demander si par hasard « la
raison pure ne serait pas perverse »?
Tout en tout cas dans le bon sens nous
indique que la raison pure n’est ni normale, ni saine.
Elle constitue une limite des disciplines
particulières de la raison.
Un en soi de la raison qui nous laisse
forcement perplexes et sidérés.
La raison pure ne peut être que sidérante
et extrême. Elle ne peut rien avoir de banal.
Perverse? Sans doute pas, car la perversion
ne traite la raison que comme outil, moyen, instrument, ce qui ne peut convenir
au statut d’une raison « pure ».
Psychotique? Ca colle davantage. Car il y a
là de l’inconditionnel. Kant nous l’a suffisamment seriné. Mais alors laquelle?
Le schizo, avec son morcellement et
l’anarchie de ses associations, ou le parano avec son exigence, sa rectitude et
sa certitude? Dans les deux cas, la rigueur exigée convient au concept et même
à la consistance d’une idée de pure raison.
Je propose donc
l’équation raison pure = psychose et raison appliquée = névrose.
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l va de soi que la
perversion constitue une mise en scène de la raison, assez proche d’un
tribunal, mais dont les décisions sont entièrement conditionnées par le réel,
qui n’a au bout du compte que peut de rapport avec la chose en soi kantienne
essentiellement intellectuelle, et donc pose le problème de son statut ou de sa
place dans le système kantien, qui se révèle en définitive et à l’usage
psychologique assez « innocent » ou « naïf ». C’est
sûrement ce que lui reprochent ses nombreux détracteurs. Pour ma part j’en
ferai plutôt une vertu. Le monde est
pavé de bonnes intentions et il y a un droit de mentir pour de bonnes raisons.
Les méchants ont toujours quelques raisons cachées de perpétrer leurs forfaits,
dont il faut savoir faire l’analyse avant de produire la synthèse d’un jugement
trop radical. On a cependant l’impression que Kant ne s’intéressait pas aux
serial-killers de son temps et de fait le sujet n’était pas dans le goût de
l’université ni des salons. Il y a donc une sorte de mansuétude kantienne à
l’endroit du concept de perversion : l’homme est fait d’un bois courbe. Le
délinquant peut toujours risquer quelque formule ou quelque maxime relativement
universelle, mais cependant susceptible d’innocenter les projets les plus
couteux en vies humaines, en invoquant les nécessités de la guerre, les
relations internationales, les armes symboliques de destruction massive,
La raison de Kant, bien que vertueuse, nous
laisse donc un peu démunis devant cette notion pourtant structurelle de la
psychopathologie moderne qu’est la perversion, et dont il est pourtant de par
son usage des concepts, un artisan de première main.
eut-être l’idée de guerre serait-elle ici
de quelque secours : la guerre que pratique dans le monde intellectuel la
critique kantienne est une guerre sainte, et en définitive assez propre. Le
principe de destruction y est représenté par l’analyse. Celle-ci est toujours
chirurgicale. Ce qui fait que les conflits de la raison se terminent toujours
sur le terrain d’un tribunal assez intégré à la Nation et assez peu expéditif.
Il y a une application proprement kantienne un peu scolaire mais non
scholastique, qui nous protège des urgences et des « a priori » des
tribunaux exceptionnels de la raison.
La guerre est pourtant une réalité qui
semble expliquer sinon légitimer le « monde tel qu’il est » pour
parler dans le style de la philosophie analytique. Mais le terme
« analytique » est pris ici dans un sens plus mystérieux.
La guerre constitue pour toute subjectivité
ayant renoncé aux naïvetés de la famille républicaine idéale-protectrice une
condition anthropologique de la naissance des sociétés humaines en tant que
telles. Une société est peut-être avant tout un système et une organisation
guerrière. C’est sur ce terreau éthique et seulement sur celui-ci que peut
apparaître une éthique de l’amour, si tant est que cette expression ne soit pas
rendue ridicule par cette origine. La question qui fait malaise dans la
civilisation n’est peut-être pas tant « pourquoi la guerre? » que
« pourquoi l’amour? ».
Quoiqu’il en soit, il est bien certain que
la raison ne peut se concevoir comme objet d’échange qu’une fois passées quelques
étapes de raison martiale, au service du combat des corps et des
« personnes ».
On ne peut guerre penser le tribunal critique et calme
de la raison que comme l’héritier historique de tribunaux beaucoup plus
transcendentalement adaptés aux conditions de la guerre et de la révolution.
Cette raison du conflit sera-t-elle donc moins pure ou moins transcendantale
que le ciel étoilé au dessus de ma tête et que la loi morale au fond de mon
cœur?
Une telle vision critique (et respectueuse)
de la vision critique,
nous laisse imaginer le problème de la place et du rôle
de la perversion « naturelle »
dans un organigramme intemporel de la
raison :
Il y va sans doute de la question de la guerre.
Il faut sans
doute aussi une raison du conflit pour justifier une raison du contrat.
Le
contrat n’est rendu nécessaire que par un état de guerre ou d’anomie,
qu’on
pourrait aussi bien appeler un état de nature,
sans qu’aucun champ n’ait encore
jamais été enclos.