Un ami au sens romantique est
quelqu’un qui est prêt à sacrifier son intérêt pour le votre.
u moins il est
prêt à renoncer à une partie du sien plus importante que votre gain, dans un
espace de temps ou de lieu non ponctuel, c’est-à-dire important. On est dans le
domaine du beaucoup sur mon tableau des prédicats. C’est un investissement de
sentiment parié ou joué sans retenue, et sans conditions. C’est pourquoi un
exemple frappant en est donné par quelqu’un comme Jean Moulin vis-à-vis de ses
camarades de résistance, ou d’une manière générale par tous les cas de
résistants politiques ne livrant pas les membres de leur organisation sous la
torture. On comprend donc ce que cela
peut comporter comme caractère d’ « idéalité » et combien cela
peut constituer statistiquement une situation d’exception. C’est d’ailleurs
cette conscience claire qui a amené des millénaires de tacticiens militaires ou
policiers à pratiquer la torture.
D’une façon général dans mon
propos, l’amour est à considérer comme une forme plus ou moins circonstancielle
de cette amitié, plus ou moins déterminée par des questions de sexe, bien que
pas tant que ça d’après Lacan, mais en tout cas difficilement susceptible de
surenchérir en intensité sur lui du fait de l’exigence mise dans cette
définition.
Les deux sentiments sont
conditionnés de toute façon par le phénomène du sacrifice (« avec tout ce
que j’ai fait pour toi »), et concomitamment par les structures logiques de
l’échange des dons et du pari, qu’il soit de pascalien ou ordalique.
’amitié utilitariste est
automatiquement dé cautionnée dans toute morale des sentiments, bien que la
psychologie protestante anglo-saxonne favorise volontiers l’idée d’une amitié
pratique (qui est d’ailleurs souvent une amitié des pratiques), favorable à un
investissement limité et à une confiance en l’autre relative dans un rapport de
fair-play qui garde un sens aigu de l’intérêt de celui qui aime (erostrate).
Le calcul de l’intérêt reste
très incompatible, même dans la psychologie ultralibérale, avec l’amitié au
sens romantique.
L’amitié au sens romain au
contraire est une relation politique où tout se joue sur le principe de retour
d’ascenseur. C’est presque même dans la mesure où en y donnant relativement
peu, le politique espère retirer beaucoup de son petit investissement,
peut-être par le coefficient multiplicateur de la représentation.
On voit bien ici de quelle
façon aujourd’hui, ce binôme des deux sens historiques et occidentaux du
concept, oriente la vision morale du monde politique : Un model idéal de
sentiment utilisé et représenté au service d’un model idéal de l’économie. Ce
n’est pas l’inverse ou j’y perds le peu de latin qui me reste.
’autre part, l’amitié et
l’amour sont tellement érotisés dans le champ représentationnel du monde
économique et politique (on finit par se demander s’il y a une différence), que
la réalité du sentiment que peut subsumer une telle définition, ne peut être
conçue que comme une position sacrificielle uniquement accessible à des
organisations collectives de type terroristes. C’est un peu ce qui fait le
domaine d’intérêt des études de quelqu’un comme John Elster. La question kantienne du
désintéressement reste au centre de ces problématiques de l’évolution
historique des concepts, bien que pour Kant, les sentiments ne soient pas
souvent précisés en termes psychologiques et restent très indéterminés quant à
leur contenu.
i donc je traite de l’amitié
ou des sentiments en général comme d’une substance peu recommandable, c’est
précisément pour cette raison historique de représentation.
Le sentiment est en définitif
un affect guerrier qui penche soit dans le sens de l’intérêt politique (quelle
que soit l’échelle même très petite voir familiale de cette politique), soit
dans le sens d’une sorte de délire groupal d’appartenance qui peut nous
paraître très « éthique » et en tout cas très esthétique si nous le
regardons du point de vue de notre culture (mythe moderne du héraut), mais qui
peut aussi bien renvoyer à la définition du pire des comportements collectifs
si nous le projetons chez l’étranger à nos coutumes (le terrorisme).
Comment peut-on au bout du
compte conseiller l’amour et l’amitié?
Il n’y a à mon sens pas plus
d’amitié que d’amour heureux.
On pourra discuter les termes.
Il n’y a que des
relations de bonne société, de bonne composition et de bon aloi.
a nuisance des sentiments
implique d’ailleurs systématiquement un vécu de persécution et des relations
claniques de compétition et de guerre.
Ce que Lacan appelait la ségrégation
fraternelle.
Et là-dessus, il avait raison.
Que faire donc avec ce
commandement christique sinon mosaïque des bons sentiments.
Comment se comporter
convenablement sous la férule de ce double lien totalitaire parce que sympathique?
Il y a dans cette
problématique une tension tragique et comique que l’occident représentationnel
est pour l’instant incapable de dégager, et qui pose plus que jamais à mon avis
la question de la démocratie.
N’est-elle pas depuis le
départ une tentative de s’extraire de ce drame?
n tout cas l’amitié comme
concept et comme objet me pose problème, et je crois très objectivement qu’elle
pose un problème particulier dans toutes les pseudo-démocraties parlementaires.
Elle aurait par contre toute
sa place dans un régime véritablement démocratique (qui verra peut-être le jour
un jour ou jamais). Pour ma part c’est la seule chose qui m’intéresse.
L’organisation des démocraties
parlementaires favorise l’amitié « facile » en ce sens qu’elle fait
tendanciellement baisser l’exigence du sacrifice garantissant la nature de ce
sentiment. C’est d’ailleurs l’exploitation de cette « facilité »
qu’on a vu faire les choux gras du marché du sentiment politiquement
représentable avec le développement humaniste débridé de la « gauche
caviar » dans les années Mitterrand mais aussi dans la France de droite
modérée humaniste et généreuse qui a suivi et poursuivi cette catastrophe, de
« touche pas à mon pote » au « devoir de mémoire », sans
parler de toute la culture populaire subventionnée et attentive à la misère du
peuple.
n conçoit que l’amitié
totalitaire fasciste ou nazie type Heidegger ou Nietzsche, l’amitié entre
hommes qui vient du fond des âges et du centre de la terre, soit d’un type
assez différent de celle qui est vivement préconisée par les structures
« parentalisantes » et donc forcément infantilisantes de la
République « sociale ». C’est la peste contre le choléra.C’est dire si le choix d’un
type de rapports politiques et psychologiques est cornélien et problématique.
Il y a là une densité de problématisation qui encourage d’ailleurs à se méfier
tout simplement du concept dans sa masse et dans sa renommée.L’ami chanté par les poètes
et les idéalistes de la tradition romantique constitue un personnage romanesque
déterminant dans la machine d’entrainement politique partisane. Il est
indispensable à ce maintien du régime capitalo-parlementariste à distance de
tout risque de dérapage démocratique réel. Il permet la cohésion des factions
et des oppositions convenues qui structurent le champ représentationnel du
monde de l’entreprise et de la consommation. Il permet le libre jeu des
argumentations « euphémisantes » au service des structures de la
représentation qui font le fort de la démocratie dite et voulue « parlementaire »,
c'est-à-dire celle ou on ne parle qu’au parlement.