Il n’y a pas de raison sans refoulement, pas de raison sans « sagesse », pas de raison qui ne se limite modestement à un domaine du monde, raisonnable.
Les outils de la raison sont toujours des sortes de couteaux de poche pour trancher entre des domaines, les part du gâteau intellectuel universel que chacun se propose de comprendre, cartographier le territoire politique des concepts et des idées, distinguer les images entre elles et distinguer du monde chaque image qui lui appartient, qui vient de lui et qui renvoie à lui.

e plus simple est l’opinel conceptuel qui offre une bonne prise, léger, résistant, inusable : il permet de produire des objets en distinguant des concepts prélevés sur n’importe quelle occurrence du réel, en général sans danger, à condition de se garantir du retour de la lame par une bonne orientation du geste, ou par une virole correctement disposée. C’est l’outil de base. Il est à la portée de tout le monde et on peut faire des merveilles avec ça, si on sait s’en servir à bon escient, au bon endroit, et de la bonne façon. 

nsuite il y a le canif conceptuel à double lame qui oppose le public et le privé, le viril et le féminin, le travail et le loisir, la grosse et la petite lame, qui permet de travailler en puissance et en finesse. C’est l’outil des oppositions, des antinomies. Il sert à couper en deux un champ de représentations (ce à quoi l’opinel pouvait suffire), mais aussi bien et peut-être plus spécifiquement à ouvrager dans deux champs opposés et complémentaires, des structures qui nécessites un type d’outil différent, confirmant l’opposition du fin et du grossier, du subtil et du lourd, aussi bien que du fragile et du solide, ou du délicat et du résistant, etc. Paradoxalement plus évolué que l’opinel, il répond aussi à une définition anthropologique beaucoup plus archaïque puisqu’il constitue dans le monde les grandes oppositions que permet la constitution de tout objet plat et tranchant, susceptible de détacher deux faces des choses : c’est donc aussi le biface conceptuel.

n troisième position viendrait le laguiole conceptuel à trois lames : Cette distinction peut demander plusieurs types d’instruments précis : la lame qui sépare, le poinçon qui troue, le tire bouchon ou le décapsuleur qui ouvre une brèche, et on peut en imaginer à l’infini pour arrondir et peaufiner ou au contraire affuter les limites de chaque concept. La raison utilise toujours plus ou moins d’instruments pour délimiter ses domaines en concepts et délimiter dans ses domaines, des concepts. Mais elle doit aussi limiter le poids et l’encombrement de son propre outil qui doit la suivre dans tous ses détours. Une raison qui se veut pratique se limite souvent à des visions du monde en trois parties, trois consistances, trois substances diversement abordables qui ne sont pas tant les solides, les liquides et les gaz (on se souvient du poinçon pour traiter le charbon des brebis cévenoles), que l’art, la science et la philosophie (voir Deleuze), ou le réel l’imaginaire et le symbolique chers à Lacan, etc.

 
u-delà de quatre outils on est aux prises avec le problème du couteau suisse conceptuel, qui permet une multiplicité d’opérations toujours plus raffinées, qui peut s’armer des outils les plus élaborés, mais qui pèse lourd au fond des poches, et dont l’usage fini par requérir toute une attention et une élaboration mentale pas toujours légère. Il donne par ailleurs lieu à des développements sans limite de nombre, de taille et de poids, qui ne sont pas volontiers favorables à l’usage, au prorata de la surenchère de ses outils conceptuels. Par contre il faut reconnaitre qu’un bon quatre lames bien adaptées à l’utilisateur présente tous les avantages des précédents sans alourdir excessivement le pantalon.

’est peut-être pourquoi j’ai choisi de développer davantage dans ces présentations des empêchements de la pensée, cet « outil moyen », « neutre », dont le premier représentant historique, bien avant les groupes INRC de Piaget, est peut-être constitué par le carré logique d’Apulée ou par la table des éléments d’Empédocle. De la même façon un objet particulièrement opérant de ma période scolaire et studieuse était le « stylo à quatre couleurs », qui a fait les petites joies scolaires et dans une certaine mesure le « sentiment de comprendre » de générations d’élèves de ma génération, mais il a été depuis largement supplanté par Microsoft Office.

e propre de chacun de ces instruments du savoir, c’est qu’ils sont porteurs chacun d’une esthétique particulière et de vertus pratiques spécifiques. Il faudrait pour bien faire les avoir tous à disposition, mais le sens pratique et la tradition ouvrière limite chacun à son instrument de production intellectuelle, à son couteau de poche, qui le distingue et le désigne (ou le distinguait et le désignait) comme intégrant un style d’existence, une manière d’aborder le monde pratique c’est-à-dire le monde intellectuel.

Aujourd’hui je voudrai en dépit de mes origines auvergnates et de mon goût prononcé pour le Laguiole « authentique » (malgré l’absence de brevet), défendre l’intérêt des concepts à quatre outils, voir huit, qui ont effectivement la nature et l’esthétique d’une certaine neutralité, mais aussi un caractère opératoire (piagétien) évident, et de ce fait nous entrainent dans des territoire intellectuels beaucoup moins partisans et partant beaucoup moins tendancieux, qu’ont pu le faire les références tripartites citées ci-dessus.